Dub Camp : un festival indépendant dédié à la culture des sound systems reggae

La culture des sound systems reggae constitue l’un des principaux domaines d’intérêt du projet de recherche Sonic Street Technologies, compte tenu de sa longue histoire et de sa diffusion mondiale. Au cours des deux dernières décennies, l’Europe est devenue l’un des continents les plus actifs en matière de sound systems reggae et dub, avec une nouvelle génération de praticiens qui mettent en pratique ce qu’ils ont appris des vétérans noirs britanniques en se rendant à des événements légendaires tels que le carnaval de Notting Hill ou l’université du dub. Cette nouvelle scène est particulièrement forte en France, où elle a rencontré l’industrie florissante des festivals et créé quelques-uns des plus grands événements consacrés au reggae et à la culture des sound systems. Avec ce texte Jean-Christophe Sevin, membre de l’équipe de SST France, nous fait revivre l’édition 2022 du Dub Camp Festival.

Photo 1

La première impression quand on arrive sur le site du festival, avec son entrée matérialisée par une structure en bois, est la qualité de la scénographie et de l’accueil (photo). En ce mois de juillet 2022, après deux années d’annulation du festival, dans un contexte sécuritaire qui s’alourdit… Nous sommes un mois après le fiasco du maintien de l’ordre à la Française au stade de France pour la finale de la coupe d’Europe de l’UEFA1 et un an après la destruction programmée des sound systems tekno à Redon, à quelques dizaines de kilomètres d’ici…. Après deux ans de restriction de libertés et de mise à l’épreuve, notamment d’une jeunesse particulièrement exposée, cet accueil laisse présager une expérience sonore et sociale positive… et contagieuse !  

Scénographie et installation d’une ambiance  

Après l’entrée passée, le site du festival s’ouvre sur un vaste terrain faiblement incliné, avec au premier plan à gauche quelques stands, des points d’eau et le Rootsman corner devant lequel se tient le mythique sound system circulaire de King Shiloh, seul point diffusion sonore du festival pour cette première soirée de lancement. Ce point d’entrée domine sur la partie droite une aire dédiée aux campeurs et menant sur le site du festival lui-même, spatialement organisé autour de quatre chapiteaux, en plus du Rootsman corner. Quatre attracteurs sonores que sont la Sound Meeting Arena qui domine le site, le Uplift Corner en position centrale, qui accueille en journée les conférences et les sessions de radio get up, le plus « intimiste » des chapiteaux (photo 2).  

Photo 2

Dans la partie basse du terrain, suffisamment éloignés pour éviter les interférences, se trouvent l’Outernatianal Arena et le Dub Club Arena. Ce dernier accueille cette année un live corner (avec une scène, un ingénieur du son et des lumières), pour des performances live comme celle du trio Dub Sheperds (un batteur, un bassiste et un chanteur/claviers). Clin d’œil aux festivals qui incluent de plus en plus fréquemment en appoint de leurs programmations un dub corner dédié aux sound systems où domine le rapport non spectaculaire et de plein pied au son. Ce live corner est néanmoins sonorisé par sound system clearsound2. Léna, assistante de communication sur le festival m’indique que l’idée est d’attirer un public plus habitué à un format scénique, et par ce biais de lui faire découvrir l’expérience du sound system dans les autres chapiteaux. Pari qui semble réussi si l’on croit la forte affluence pour le live de Panda Dub le jeudi soir. Ces cinq attracteurs sonore structurent notre expérience festivalière et la scénographie du site, complétée par un ensemble de mobiliers pour s’assoir, se reposer et discuter, mais aussi des stands de merchandising ou de nourriture (photos 3 et 4).  

Photo 3

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Il faut également mentionner la Juke Box Arena » qui se présente comme une reconstitution d’une « rue caribéenne ». Une zone qui se détache du festival avec son ambiance plus intimiste, où l’on trouve des stands de nourriture et de boissons caribéennes, des stands de vêtements et musiques reggae, le tout étant sonorisé par NoFa Sound System avec un vrai jukebox à l’ancienne à disposition des festivaliers qui peuvent faire leur sélection mais qui est investie pour une programmation où l’on retrouve des artistes jouant dans le festival (Alpha Steppa / Roberto Sanchez / Youthie/ High Elements…). Max Mo l’un des peintres de l’équipe expose également une série de portraits de quelques grands noms de l’histoire du dub (photo 5 et 6). Le tout compose une ambiance ou une scène urbaine3, dont l’unité tient au rassemblement de ces aménités dans cette rue fréquentée par un public porteur des mêmes valeurs d’ouverture et de tolérance. Appels à la vigilance et à la tolérance qui sont relayé dans plusieurs points stratégiques du festival (photo7). 

Photo 5

Photo 6

Culture du sound system  

Accolé à cette Juke Box Arena on trouve une aire délimitée par des barrières qui contient un parcours à obstacles dédié au Boxman Challenge (photo8) qui se tient tous les après-midis. Ouvert à tous, il s’agit de transporter à deux, le plus rapidement possible, en respectant le parcours d’obstacle et sans la laisser tomber (sous peine de pénalité de temps) une grosse enceinte. Ce qui évoque la dimension matérielle de la culture sound system et vient rappeler sous une forme ludique et spectaculaire qu’un sound system c’est avant tout des « box » à transporter. Marque distinctive de cette culture qui valorise la démarche autonome où – idéalement mais non nécessairement – l’on fabrique soi-même sa sono que l’on transporte, installe et désinstalle à la fin de chaque session. Ce qui implique un ensemble contraintes physiques et une démarche qui ne peut être que collective (photo9).  

Photo 7

Mais il ne s’agit pas simplement d’un rassemblement de passionnés de techniques sonores construisant des sound systems. Des valeurs et des significations sont embarquées dans ces expériences musicales. C’est ce que l’on peut entendre de manière récurrente, et comme une manière de recadrer la situation, dans les toasts des MCs des sound systems qui rappellent que la musique qu’ils jouent n’est pas seulement destinée à de l’entertainement. On danse, on se détend mais dans la danse on promeut la spiritualité ou la musique avec un message. Même si les significations sont l’objet de controverses elles aussi récurrentes, ce qui est plutôt un signe de vitalité… Comme ce qui touche par exemple au lien, intrinsèque ou non, du sound system et du reggae avec l’idéologie Rastafari. Controverse ou malentendu qui semble s’être manifesté dans la collaboration difficile du jeudi soir lors du meeting entre l’équipe d’Imperial Sound Army (Feltre, Italie) et celle de Dubatriation basé à Dijon. Le contraste était saisissant le lendemain en termes d’ambiance et de complicité avec les basques d’Equal Brothers, le londonien Jah Tubbys (qui n’a malheureusement pas pu ramener sa sono) et les berlinois de Lion’s den. Controverse récurrente qui traverse l’histoire du sound system, comme on l’a encore constaté lors du UK Sound System Reasoning Day en novembre 2022, mais qui est manifeste dès les années 1960 en Jamaïque comme l’a évoqué Thibault Ehrengardt lors de sa conférence du jeudi au Uplift Corner sur le sound system de King Tubby (photo10). 

Photo 8

Photo 9

Un festival comme le Dub Camp est l’occasion de réécouter, en plus des productions actuelles, un ensemble de standards qui ne sonneront jamais de la même façon en fonction de l’opérateur qui les joue et du sound system sur lequel il joue, puisque ce dernier apparait comme un instrument plus qu’un moyen transparent de diffusion sonore. Comme par exemple lorsqu’au Sound Meeting Arena, Imperial Sound Army joue Conquering lion de Yabby You dans une veine mystique, et que l’on entend plus tard dans la soirée le même morceau joué sur le High Bass sound system, qui sonne alors tout à fait différemment, avec un des accents rub-a-dub. Des standards – mais pas de standardisation pourrait-on dire – qui sont comme la manifestation d’une tradition qui n’est pas transmise de façon passive mais est performée dans le moment même de la sélection et de la diffusion du morceau. Comme l’a montré l’anthropologie, la tradition est un « point de vue » développé depuis le présent sur ce qui l’a précédé4 ; ici une sélection de morceaux anciens effectuée en fonction de critères actuels. C’est la sensibilité du présent, c’est-à-dire la façon dont on va ressentir et faire sonner un morceau qui décide de son actualité et de sa valeur de tradition. Et qui fait de la tradition une « filiation inversée » : loin que les pères engendrent les fils, les pères naissent des fils »5. Ainsi, c’est en fonction de la conjoncture historique actuelle que nous écoutons et ressentons ce vendredi 15 juillet 2022 So Much Trouble in the World (Bob Marley) que Channel One a décidé de jouer au début de sa sélection. On assiste aussi à cette instauration d’une tradition lors des conférences dédiées à l’histoire du reggae, où l’on écoute des morceaux qui sont contextualisés et commentés en fonction des enjeux actuels. Comme lorsque James Danino, à travers sa sélection de morceaux aborde les thèmes du machisme et de l’homophobie en écho à la table ronde du samedi 16 juillet sur la place des femmes dans la musique reggae et les sound systems. Après la conférence de Thibault Ehrengardt sur King Tubby et son sound system dans la Jamaïque des années 1970 jusqu’à son assassinat en 1989, la question se pose aussi de savoir comment hériter de cette histoire magnifique mais violente, avec ces disques et ces sound systems qui nous passionnent et nous inspirent. Comment en 2022, dans une société européenne fracturée face à la montée de l’intolérance, hériter de cette histoire pour construire un monde qui résiste et qui soit résilient, un peu à l’image des morceaux increvables qui continuent de nous faire vibrer… ? (Photo 11) 

Photo 10 (James Danino, Pierre Audemer)

 

Photo 11 (Sista Habesha & Harron Ayyaz)

L’esprit d’un festival indépendant   

Le Dub Camp Festival est comme l’indique son site web « le premier festival européen entièrement dédié au mouvement sound-system en extérieur ». Après trois premières éditions qui se sont tenues dans la métropole de Nantes, le festival n’a pas cessé de grandir passant de 9000 personnes pour la première édition en 2014 jusqu’à atteindre 35 0000 cette année pour la 7é édition – la 3e se tenant sur le site de Joué sur Erdre. Son rayonnement est international, avec un tiers du public venant de l’extérieur des frontières nationales. Il est organisé par l’association nantaise Get Up fondée en 2008 par Olivier Bruneau, directeur du festival. Sa culture organisationnelle s’inspire de l’économie sociale et solidaire, les locaux de l’association sont d’ailleurs situés au Solilab6, le pôle de l’économie sociale et solidaire de Nantes. « On ne travaille qu’avec ces gens du réseau de l’économie sociale et solidaire, je suis très investi aussi dans ce projet là aussi », précise Olivier Bruneau. Ainsi, les sommes non réclamées de la billetterie cashless sont reversées à des associations locales. A la base de ce projet, « on voulait monter un modèle vraiment sain, parce qu’on est une musique à clichés ». Ainsi le Dub Camp est un festival indépendant, sans sponsors et dont la part de subvention publique ne dépasse pas 5%. « On est quasiment autonome, et les subventions c’est du plus, on ne les a jamais incluses dans notre budget », ajoute-t-il. Cet état d’esprit se retrouve dans le rapport au territoire concernant les déchets ou la gestion de l’énergie7. L’idée centrale de coopération se retrouve dans le projet de billetterie collective avec d’autres festivals, avec lesquels une ressourcerie culturelle a été créée, qui permet de mettre en commun du matériel de cuisine, des barnums, etc. Olivier Bruneau explique l’idée « on ne paye pas le stockage, il y a une ressourcerie qui le gère et qui prête à différents projets, il y a différents tarifs, si c’est des petites associations, il y a un tarif spécifique. » (Photo12) 

Photo 12

La force du festival c’est son quasi-millier de bénévoles qui ne constitue pas seulement une force de travail assignée à des tâches secondaires mais est une partie intégrante du projet, insiste Mélanie Noyer, chargé de la communication et de la médiation8. Ce sont des « adhérents, plus que des bénévoles, ils adhèrent vraiment au projet. » Beaucoup de missions sont déléguées à des bénévoles quand d’autres festivals font appel à des prestataires de services. Les bénévoles viennent de toute la France et l’étranger. Les taux de rotations importants leur permettent de profiter du festival. Une soixantaine sont formés durant les trois jours aux soins de premier secours (PSC1). « On a une brigade sur la prévention, on fait un gros travail sur la prévention » insiste Olivier Bruneau, avec un résultat appréciable qui est de n’avoir aucune évacuation pour cause de consommation d’alcool ou de stupéfiants. « Je pense qu’on a créé une communauté » constate Olivier Bruneau, car un travail d’amélioration constant est fait à partir des feedbacks reçus par les bénévoles, qu’il s’agisse de la scénographie, des points d’eau et les toilettes qui se sont multipliés… La bienveillance n’est pas qu’une impression mais un état d’esprit favorisé par un mode d’organisation. On pourrait croire que ces questions sont périphériques mais elles sont au contraire au cœur de l’expérience musicale du festival si l’on considère qu’être reçu dans de bonnes conditions et se sentir respecté participe pleinement à l’ambiance et à la qualité de la musique. Les conditions de réception et donc d’échange d’énergie avec les sound systems ne sont alors que meilleurs. 

Jean-Christophe Sevin est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Avignon et membre du Centre Norbert Elias. Après avoir enquêté sur la réceptions politique et culturelle des raves et de la musique techno en France, il travaille sur les dynamiques translocales du reggae à partir d’un terrain marseillais et en tant qu’agent de recherche dans le projet SST, il travaille sur la culture sound-system en France. 

[1] Rémi Dupré et Nicolas Lepeltier, « Les raisons du fiasco au Stade de France : fraude massive de faux billetsou mauvaise gestion des flux ? », Le Monde, 31 mai 2022. https://www.lemonde.fr/football/article/2022/05/31/fraude-massive-de-faux-billets-ou-mauvaise-gestion-des-flux-les-raisons-du-fiasco-au-stade-de-france_6128324_1616938.html 

[2] https://www.dubcampfestival.com/programmation/clearsound/  

[3] Daniel Silver et Terry N. Clark. « La puissance des scènes : quantité d’aménités et qualité des lieux. », Cahiers de recherche sociologique, n°57, 2014, p. 33–60. https://doi.org/10.7202/1035274ar

[4] Jean Pouillon. « Tradition : transmission ou reconstruction », in Fétiches sans fétichisme. Paris, Maspero, 1975, p.155-173.

[5] Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », Terrain, n°9, 1987, p.110-123. DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.3195

[6] https://www.ecossolies.fr/-Le-Solilab- 

[7Cf. Dub Camp Backstage (Dub Camp Festival): https://www.youtube.com/watch?v=8JHgow6Utls 

 

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