‘Punishment park’: notes sur le Teknival ‘des musiques interdites’
Les sound systems tekno sont une composante de ces Sonic Street Technologies qui autour du monde ont été touchées par les mesures de restriction sanitaire. De ce point de vue, si les événements musicaux en streaming proposent un autre type d’expérience non dénué d’intérêt (cf. blog de Brian D’Aquino), ils ne peuvent prétendre se substituer aux expériences sonores collectives et intensives que proposent ces espaces physiques d’expressions et de sociabilité qui ne relèvent pas du simple loisir mais d’une fonction sociale vitale.
Le blog est disponible en anglais.
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Le teknival de Redon du 19 juin 2021 et les réactions qu’il a suscité a (une fois de plus) illustré les tendances autoritaires d’un gouvernement entrainé dans l’escalade de la violence. Organisé à la mémoire de Steve Maia Caniço (photo 1), mort par noyade après une intervention policière lors d’une autre fête tekno sur les bords de la Loire à Nantes le 21 juin 2019, il a donné lieu à la destruction des enceintes, platines, tables de mixage et presque tout ce qui compose un système de sonorisation. Tactique extrême et illégale, si l’on considère que la France est un État de droit…
Le teknival des musiques interdites était dédié à la mémoire de Steve Maia Caniço mais aussi aux neuf personnes accusées d’avoir organisé la “Maskarade”, la rave party du 31 décembre 2020. Les journalistes d’investigation qui ont eu accès aux comptes-rendus de la gendarmerie évoquent « un dispositif totalement disproportionné » avec la mobilisation en pleine nuit et sans visibilité de 400 gendarmes aboutissant à des confrontations pendant plus 7 heures [1] avec les teufeurs qui ont entrainé l’évacuation de 5 gendarmes pour blessures légères. Tandis que l’usage de centaines de grenades lacrymogènes, ainsi que assourdissantes, de grenades de désencerclements a fait des dizaines de blessés chez les teufeurs, souffrant ensuite de stress post-traumatique. Alors qu’un jeune a eu la main arrachée par une grenade, les notes de la gendarmerie révèlent « l’indifférence des forces de l’ordre, pourtant informées en temps réel de l’état d’urgence vitale du jeune teufeur ». [2]
L’accès des secours sur le site étant bloqué par les gendarmes, ce sont les teufeurs qui ont conduit le jeune homme qui a perdu sa main à l’hôpital. Le jour suivant durant l’après-midi, lors d’une seconde intervention (photos 3-4), les membres d’une unité d’élite de la gendarmerie (GIGN) ont également été déployés pour détruire les installations du teknival et plus spécifiquement les enceintes, tables de mixage, amplificateurs… pour un préjudice total évalué à 100 000 euros [3]. Avec une certaine forme de cynisme, les photos partagées par le compte twitter officiel de la police évoquaient la saisie de matériel… (photo 9)
Le mot « teknival », qui désigne une free-party se déroulant sur plusieurs jours avec la présence de multiples sound-system, est formé à partir des mots « festival » et « tekno ». La lettre k servant à marquer une alternative aux clubs techno et aux festivals jugés commerciaux. Il n’y a pas véritablement d’organisateur dans un teknival, hormis le repérage en amont par une personne ou un collectif d’un lieu propice en direction duquel, une fois le signal donné, les sound systems et les teufeurs convergent. Le couplage média tactique de la mobilité du sound system avec l’usage de la boite vocale (3672) consultable depuis les cabines téléphoniques puis le téléphone mobile parait essentiel dans le mode opératoire des free-party [4]. Il s’apparente à ces « tactiques traversières qui n’obéissent pas à la loi du lieu », dont parle De Certeau [5], et qui s’opposent aux stratégies étatiques de surveillance. Cela peut être décrit comme un essaim [6] qui se forme le temps du teknival avant de se disperser et de se recomposer ensuite pour une autre occasion. Cette tactique éprouvée permet de prendre de cours les forces de l’ordre qui, une fois les sound systems installés, ne peuvent plus arrêter la fête.
Comme le note Moses Iten sur un autre post de ce blog, ce mouvement qui est né au Royaume Uni et s’est ensuite diffusé en Europe et sur d’autres continents n’est pas né du besoin d’une majorité opprimée de s’exprimer culturellement, comme en Jamaïque, au Mexique ou en Colombie. Pas plus qu’il ne semble avoir été très investi par des publics issus de l’immigration. Ceux que Matthew Collin nomme ‘les dissidents perpétuels de la culture rave européenne’ [7] se retrouvent dans des zones isolées d’Italie, de Pologne, de Tchéquie ou de Roumanie mais c’est en France qu’ils semblent avoir trouvé leur terrain d’élection. Issus pour partie des publics du rock et convertis lors de leur rencontre avec les sound system tels que Spiral Tribe.
Les membres de ce sound system ont quitté l’Angleterre, poursuivis par la justice après la rave illégale de Castlemorton Common en mai 1992 [8]. En juin 1993, ils étaient programmés dans une grande rave organisée légalement au Parc des exposition d’Amiens réunissant un plateau de DJs internationaux. La rave Oz fut annulée en dernière minute par les autorités suite au lancement d’une campagne de presse associant drogue et techno, alors que des ravers affluaient de toute l’Europe [9]. C’est dans ce contexte hostile à la musique techno que Spiral Tribe, fort de son expérience et de sa culture DIY, décida d’inviter ravers et sound systems pour le 1er teknival français à Beauvais en juillet 1993. Depuis cette date, les teknivals sont organisés chaque année dans des conditions politiques changeantes.
Depuis le début des années 2000, comme en Angleterre quelques années auparavant, une loi impose aux raves rassemblant plus de 500 personnes une autorisation préalable sous peine d’amande et de confiscation du matériel de sonorisation. Ce qui dans les faits a abouti à une disparition d’un grand nombre d’événements. En aout 2002, malgré un dispositif policier destiné à l’empêcher, le rassemblement de ravers et de sound systems au Col de Larche, à la frontière franco-italienne, a amené les autorités à négocier avec une coordination de sound systems un compromis autour de deux teknivals chaque année en mai et en aout, en concertation avec les services de l’Etat. Même si les teknivals sont restés des lieux d’affrontements avec les forces de l’ordre durant cette période [10], une forme de dialogue minimal a cependant perduré jusqu’au milieu des années 2010.
Le teknival du 1er mai 2016 a été organisé sans concertation et avec un message revendicatif demandant l’arrêt des saisies des sound systems dans un contexte d’augmentation de celles-ci. Le milieu des années 2010 correspond à l’arrivée d’une nouvelle génération d’amateurs de musiques électroniques et de nombreux festivals dédiés aux musiques de danses électroniques (EDM) ont vu leur audience augmenter de façon importante. Mais pendant que l’EDM devenait mainstream, les sound systems de leur côté se structuraient avec la création en 2014 (à l’initiative de l’association Freeform) d’un fond de soutient juridique des sons (photo 8) financé par crowfunding et destiné à prendre en charge les frais d’avocat lors de la saisie d’un sound system. Lorsque c’est le cas, un comité d’éthique examine le dossier afin de faire intervenir le fond de soutient si la saisie est jugée abusive. Il vérifie « que les organisateurs qui sollicitent l’aide ne sont pas en tort, qu’ils respectent le site et la nature. » [11] Lorsque le fond de soutient intervient le matériel est le plus souvent restitué.
Si le teknival est un moment central d’affirmation de ce mouvement à l’échelle européenne, son existence n’est jamais acquise et doit toujours être défendue, c’est particulièrement vrai en temps de pandémie. Le teknival du 1er mai 2020 a été volontairement annulé par les sound systems afin de respecter les mesures sanitaires prises lors du premier confinement. Mais ensuite, le consentement à l’interdiction des rassemblements festifs est tombé face à l’incohérence des politiques publiques avec les transports publics et les centres commerciaux bondés et le traitement de faveur accordé à d’autres manifestations… Cependant, si de nombreux acteurs culturels n’acceptaient plus cette situation, les sound systems tekno, leur culture DiY et leurs tactiques d’échappement à la surveillance sont apparus comme les fers de lance de ce mouvement de refus.
Le soir de la Saint-Sylvestre 2021, malgré le couvre-feu et une forte surveillance policière, 2500 ravers, après avoir forcé deux barrages de police, ont réussi à occuper un entrepôt dans le village de Lieuron en Bretagne. Comme les autres raves de l’été, celle de la Saint-Sylvestre est devenue une affaire nationale et a fait les gros titres des chaînes d’information en continu. Un raver de 21 ans a été arrêté et maintenu en détention jusqu’au 22 janvier. 8 autres personnes ont été arrêtées les jours suivants, accusées sans preuves et risquant des peines allant jusqu’à 10 ans de prison. Le 1er mai 2021, une série de raves a été rapidement interrompue par la police et pour l’une d’entre elles au moins, outre l’utilisation de l’arsenal policier habituel on a constaté la destruction de matériel de sonorisation [12].
Sans prétendre produire une interprétation définitive, on peut néanmoins tenter de mettre en perspective le sens de l’underground dans un contexte de restriction des libertés que les pouvoirs ont imposé, en partie de façon opportuniste au prétexte de la situation sanitaire. Beaucoup étaient en effet conscients de l’inversion des responsabilités consistant à accuser les citoyens indisciplinés pour leur faire porter la responsabilité de l’épidémie alors que c’est l’impréparation des élites et un système de santé défaillant qui avaient conduit au confinement [13]. De nombreux événements clandestins (repas, soirées, réveillons, etc.) ont eu lieu et ceux qui été découverts et verbalisés ont parfois donné l’impression que le prix de l’amende était en quelques sorte inclus dans le budget [14 ]. Dans ce contexte on peut s’interroger sur les sens du mot « l’undergound » qui peut se référer aux pratiques de groupes ayant accès à certaines ressources sociales et économiques. Or ce qu’ont réaffirmé à leurs manières les activistes de la rave du Nouvel an ou du teknival de Redon c’est l’importance de la dimension autonome et de l’esprit « Do It Yourself », avec ses valeurs d’ouverture, d’accessibilité et la recherche d’une alternative. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’être souterrain ou clandestin pour simplement échapper aux contrôles en période de confinement. Le teknival a été annoncé publiquement et revendiqué : « nous avons décidé, à contrario de ce qu’il est désormais coutume d’appeler des fêtes clandestines, de ne pas nous cacher dans un gîte ou une salle des fêtes en location, mais d’exposer au grand jour ce que nous considérons comme l’essence de la vie humaine : la joie, les rencontres et la sociabilité. » [15 ]
Dans son rapport sur l’usage abusif de la force contre le teknival de Redon, Amnesty International rappelle que l’intervention des forces de l’ordre a eu lieu sans communication ni négociation, et sans respect du principe de proportionnalité. Les auteurs remarquent que cet usage de la force qui n’était pas nécessaire et n’a pas respecté les principes de base des Nations Unies, ‘peut s’apparenter à un acte de punition’… [16]
Le lendemain 21 juin, jour de la fête de la musique, une réception festive au son des musiques électronique se tenait au Palais présidentiel en présence d’Emmanuel Macron.
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Jean-Christophe Sevin est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Avignon et membre du Centre Norbert Elias. Après avoir enquêté sur la réceptions politique et culturelle des raves et de la musique techno en France, il travaille sur les dynamiques translocales du reggae à partir d’un terrain marseillais et en tant qu’agent de recherche dans le projet SST, il travaille sur la culture sound-system en France.
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[1] Cf. Teknival : 7 heures d’affrontements en pleine nuit (18/19 juin 2021, Redon) https://www.youtube.com/watch?v=vw3Kn9VTL48
[2] Pascale Pascariello, « Redon : des notes de gendarmerie accablent le préfet et le ministère », Médiapart, 8 juillet 2021.
[3] Cf. Le Parisien, 20 juin 2021. https://www.leparisien.fr/faits-divers/rave-party-de-redon-levacuation-a-fait-plus-de-100000-euros-de-prejudice-selon-les-organisateurs-20-06-2021-IFMQC5F3YJHPXCIB7SO7JBN33U.php
[4] Sarah De Haro & Wilfried Esteve, 3672 La Free Story, Editions Trouble-Fête, 2002. Available online: http://teknoparty.are.free.fr/doc/3672.htm
[5] De Certeau, Michel, The practice of everyday life. University of California Press, 2011.
[6] Bisson, Frédéric (2011) « Le peuple en essaim », Multitudes, n° 45, p. 74-80
[7] Collin, Matthew, Rave On. Global Adventures in Electronic Dance Music. London: Serpent’s Tail, 2018, p.231.
[8] Cf. ‘Free Party. A folk history of the free party movement’. A crowdfunded documentary film project to be released on the 30th anniversary of the Castlemorton rave in May 2022. https://www.kickstarter.com/projects/mrtorquay/free-party-a-documentary.
[9] Garnier, Laurent et Brun-Lambert David, Electroc. L’intégrale 1987-2013. Paris: Flammarion, 2013, p.179-182.
[10] Cf. Philippe Brochen, “Sous le choc d’une guerre entre gendarmes et raver“, Libération, 22 juillet 2003. https://www.liberation.fr/societe/2003/07/22/sous-le-choc-d-une-guerre-entre-gendarmes-et-ravers_440332/
[11] Ines Belgacem, “Save the Sounds Systems ! : un fond pour défendre les organisateurs de free party“, Street Press, 23/03/2016. https://www.streetpress.com/sujet/1458751327-save-sounds-systems-fond-pour-frais-justice-freeparty
[12] La Coordination Nationale des sons, « retour sur deux week end de mobilisation festive ». https://www.facebook.com/soutienalamaskarade/posts/159970896057680/
[13] Stiegler, Barbara, De la démocratie en pandémie. Paris: Gallimard, 2021.
[14] Cf. « Dîners clandestins à Paris : l’affaire des soirées organisées par Pierre-Jean Chalençon en six actes », Franceinfo, 08/04/2021. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/confinement/diners-clandestins-a-paris-l-affaire-des-soirees-organisees-par-pierre-jean-chalencon-en-cinq-actes_4363173.html
[15] Communiqué du teknival des musiques interdites. Une main arrachée pour avoir voulu danser. https://www.facebook.com/TeknoPirate23/posts/3809136815882170
[16] Amnesty International, « Redon : free-party de la répression », 15/09/2021. https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/france-violences-policieres-pendant-une-freeparty-redon